Table ronde :

un colloque internet sur

Denys le Chartreux

 

Le projet paraîtra peut-être ambitieux, mais je souhaite consacrer cette page à un colloque internet, afin de préparer au mieux le sixième centenaire de la naissance de Denys le Chartreux, en 2002, que nous serons peut-être les seuls à fêter. Je vous invite par conséquent à me faire parvenir vos communications ; j’espère d’ici peu pouvoir les éditer ici, si cette proposition séduit suffisamment. Voici quelques pistes possibles :

*  Denys et la spiritualité cartusienne.

*  L’influence de Denys sur les auteurs spirituels.

*  L’édition des œuvres de Denys.

*  L’analyse de tel ou tel traité.

*  Etude iconographique.

*  Denys et les grandes figures de son temps : Nicolas de Cues et Jean Brugman.

 

 

Table des articles que vous pouvez déjà lire :

 

*  La pensée de Denys le Chartreux

*  Denys et ses sources

*  Les grands thèmes dionysiens

*  La théorie des trois voies (Théologie mystique)

 

Cet espace peut être enrichi à tout moment par l’un ou l’autre de vos articles ; cela ne tient désormais qu’à vous. Le champ proposé est large, nul doute que chacun y trouvera où creuser son sillon…

 

 

*  La pensée de Denys le Chartreux

 

Il n’est pas un historien qui puisse sérieusement aborder la question de la pensée catholique aux XVème et XVIème siècles, sans évoquer la figure prépondérante de Denys le Chartreux, celui que l’on a souvent appelé depuis le dernier des scolastiques. Ses ouvrages, en effet, de véritables succès de librairie, furent continuellement cités par les auteurs spirituels de cette période. Pour ne retenir que le plus célèbre d’entre eux, St François de Sales ne manque pas, dans son Introduction à la vie dévote, d’en conseiller la lecture : Ayez toujours auprès de vous quelque beau livre de dévotion, comme sont ceux de St Bonaventure, de Gerson, de Denys le Chartreux (…) et lisez-en tous les jours un peu avec grande dévotion, comme si vous lisiez des lettres missives que les saints vous eussent envoyées du Ciel, pour nous montrer le chemin et vous donner le courage d’y aller[1]. Mgr Henri Cuijck, évêque de Ruremonde, entreprit même, au début du XVIIème siècle, un procès canonique préparatoire à la béatification de son illustre diocésain, que sa mort vint interrompre. Force est de constater, cependant, que Denys tomba lentement dans l’oubli pour n’avoir pas fondé ou été à l’origine d’un nouveau courant spirituel ; c’est qu’il se méfiait de cette propension humaine à l’originalité. Toutefois, il doit aussi une part non négligeable de son discrédit, avouons-le, à la composition et à la structure d’une œuvre, qui ne furent pas toujours soignées. De fait, lorsque l’on évoque aujourd’hui Denys, c’est toujours en deux ou trois phrases, faute de mieux connaître l’homme et ses écrits. Les quelques extraits que nous proposons dans ces pages, voudraient être cependant non pas une simple anthologie commémorative, mais bien plutôt un parcours, quelques pierres émergées dans un torrent où l’eau, parfois trop froide, risquerait de décourager jusqu’aux plus téméraires. Denys n’a jamais voulu être un écrivain : son latin est âpre, ses œuvres écrites au fil de la plume, et il n’hésite pas, pour être bien sûr de faire comprendre l’essentiel de son message, à multiplier les reformulations ou à accumuler des citations à peu près identiques. Toutes ces faiblesses ne nous ont pas échappé. Néanmoins, très souvent, la grâce n’en paraît pas moins tout à coup surabonder et embraser au détour toute l’épaisseur des mots. Ces très nombreuses pages justifient à elles seules tous nos efforts. Denys manque sûrement parfois d’originalité, mais il tranche sur son siècle par la volonté qui était la sienne d’unir théologie et mystique comme le faisaient les pères de l’Eglises : il ne veut et ne peut parler que de ce qu’il a expérimenté.

 

L’intime relation de deux êtres, telle est l’unique chose dont nous entretiennent vraiment les écrits de Denys le Chartreux, comme le fait d’ailleurs toute véritable œuvre spirituelle, une relation où Dieu, incroyable partenaire de l’homme, a l’initiative du premier pas. Ce Dieu, Denys n’a de cesse de nous en parler et de tenter de le définir par des mots incapables pourtant de dire l’ineffable, mais des mots qui en disent plus long par cela même qu’ils sont déficients. Denys reste donc marqué par la triple brûlure de ce Tout-autre, une empreinte trinitaire qui va innerver à la fois sa vie et son œuvre. Il s’agit donc pour lui désormais d’un retour vers la Source, mouvement à l’instigation du Père, et rendu possible grâce à l’œuvre conjointe du Fils et de l’Esprit. Le Fils, Verbe éternel, reste le modèle primordial d’après lequel tout a été fait ; Verbe incarné, il s’impose comme celui qui prend la tête de ce retour au sein d’une Trinité où règnent connaissance et amour ; il est à ce titre celui qu’il faut imiter. Quant à l’homme, cette ombre d’intelligence, nous dit Denys, soutenu par la grâce et les dons de l’Esprit-Saint, il tente de répondre à cet amour trinitaire, mu par une charité qui le fait soupirer, languir, désirer voir et connaître son Dieu. Cette notion de connaissance est, pour Denys, capitale et absolument incontournable, c’est pourquoi nous préférons ici lui laisser la parole. Les passages que nous avons choisis, ne font pas partie du corpus retenu pour le présent ouvrage ; ils sont extraits du dernier traité écrit par Denys, en 1469, trois ans avant sa mort, De meditatione, adressé à ses frères. La maladie et les infirmités lui faisaient entrevoir la fin de son pèlerinage terrestre, et rendaient ses mots plus définitifs.

 

Comme l’a déclaré le philosophe, tout homme a le désir naturel de savoir. La science est en effet la perfection de l’intelligence, et c’est dans la connaissance que la Vérité suprême a placé notre bonheur. Non pas, certes, dans une connaissance quelconque, mais dans l’acquisition de celle qui est substantiellement la vérité éternelle et la bonté première, de celle qui est essentiellement pure, parfaite et infinie, la vérité de Dieu. La connaissance de cette vérité est multiple : on possède l’une ici-bas, l’autre dans la patrie ; celle-ci est objet de foi, l’autre réalité ; la première se révèle comme dans un miroir et en énigme, la seconde dans le face à face. Nous tendons à cette dernière par le désir, l’application à la pureté, la pratique des autres vertus, et surtout par nos progrès dans le divin amour. Plus en effet grandit en nous cet amour, plus clairement, plus délicieusement, en dehors de tout voile, nous touchons alors à cette source de l’infinie, Dieu de toute joie, de toute beauté, de toute affection.[2]

On aime bien que ce que l’on connaît. Or, plus ce que l’on aime est, en soi-même et d’après sa propre nature, bon, parfait et remarquable, et plus intimement on le connaît, plus ardent alors est l’amour excité en celui qui le regarde, à moins qu’il n’y ait d’autre part opposition ou défaut, c'est-à-dire manque de disposition ou d’expérience de la part du sujet. En vérité, l’âme dévote unie à son Dieu, par le don de ses grâces et les exercices intérieurs, appliquée sérieusement aux choses divines, déjà purifiée de ses vices et des désirs immodérés des passions, détestant fortement la paresse et la négligence, les poursuivant avec vigueur et les foulant aux pieds avec énergie, cette âme est unie en partage à la nature divine par les surnaturelles vertus théologiques, élevée au rang d’épouse de son Créateur et Sauveur qui lui dit : Je t’ai aimée d’un amour éternel, et plein de compassion je t’ai attirée à moi (Jr 31,3). C’est pourquoi elle se sent portée par de continuels élans vers son bien-aimé, et elle monte sans cesse grâce au don de sagesse, à sa foi éclairée, et à son incessante union à Dieu. Aussi lui est-il naturel et doux de se reposer en lui, de s’y fixer, d’y établir sa demeure : car là où est son trésor, là est son cœur, et là où est son amour est aussi son regard. Qu’y a-t-il, en effet, qui attire si puissamment, qui unisse et resserre d’un lien plus intime et plus étroit, qui associe plus inséparablement, qu’un amour de tout cœur jailli des profondeurs de l’être ?[3]

L’intelligence et la volonté sont liées l’une à l’autre, et se complètent mutuellement pour agir, car l’acte de l’intelligence (c'est-à-dire la connaissance, la méditation ou la contemplation) est vide et inefficace sans l’amour. La volonté, d’autre part, est aveugle, c’est pourquoi elle a besoin d’être dirigée par l’intelligence qui est comme son œil. Le bien que saisi et nous fait connaître l’intelligence, est donc l’objet vers lequel tend la volonté. Ainsi, les bonnes, pieuses et saintes affections de la volonté prennent leur source dans de sincères, avantageuses et salutaires méditations, elles en dépendent et se conservent par elles. Pour l’avancement et le salut de nos âmes, il est donc nécessaire de veiller à la garde de l’intelligence, de s’opposer aux divagations de l’esprit, et par là d’apporter tous ses soins aux saintes affections. C’est pour cela que Salomon déclarait : Fais bonne garde autour de ton cœur, car c’est de lui que découle la vie (Pr 4,23). Et de même le Christ, source de vie et de justice : Bienheureux les cœurs purs (Mt 5,8).[4]

 

Pour atteindre Dieu, l’homme dispose de tout un ensemble de moyens. Ils semblent très nombreux et fort complexes, et c’est pourtant la même réalité que décrivent des termes apparemment très différents. Il s’agit bien toujours en effet du même retour vers Dieu. Seul l’éclairage et le point de vue changent. Mais sur le chemin de la simplification, œuvre de la vie spirituelle, l’homme reste soumis à la contingence du multiple. C’est pourquoi, pour désigner cet effort, ce retour vers Dieu, cette déiformisation, dans un climat où dominent l’humilité et l’amour, Denys parlera alors de conversion, d’attachement à l’unique nécessaire, de garde du cœur, d’éloignement du monde, de prière, d’exercice de la présence de Dieu.

 

Ne cesse jamais de considérer l’excellence de ton Dieu, sa grandeur et sa beauté qui sont infinies, incomparables et si dignes d’être aimées par-dessus tout. Que rien ne t’éloigne de sa contemplation, de sa délectation et des hommages que tu lui dois. Place-toi toujours en sa présence et sous son regard, maintiens fixée sur lui l’attention de ton esprit ; ne t’écarte jamais de celui qui te voit si clairement et qui te regarde avec soin, et tiens en si grande estime sa présence et son regard que tout le reste n’attire ton attention que dans la mesure où lui-même le veut ou le demande. Aime donc d’un amour unique et fervent celui qui est partout et toujours avec toi, celui qui est toujours prêt à converser avec toi dans les prières et les louanges que tu lui offres, et qui ne nous repousse ou ne nous renvoie jamais quand on s’approche de lui pour lui parler.[5]

 

Denys, tout au long de ses écrits, développe des propos qui sont le fruit d’une longue méditation autour de l’expérience vécue de la grâce transformante. Ces thèmes traversent toute son œuvre.

 

La divinisation de l’homme. On retrouve chez Denys un intérêt tout particulier pour cette conception plutôt grecque, mais bien connue cependant de la mystique occidentale : c’est avec audace qu’il la défend dans cette Eglise latine du milieu du XVème siècle. La promesse de la participation à la nature divine a un fondement néotestamentaire, et Denys ne se prive pas d’utiliser cet argument d’autorité, en s’appuyant sur la notion d’adoption filiale, sans cesse réaffirmée chez St Jean, ou sur la deuxième Epître de St Pierre 1,4. L’ordre naturel ne peut certes pas nous habiliter à cette divinisation, mais les vertus naturelles sont parachevées par les dons de l’Esprit-Saint : le Donateur se rend alors présent dans ses dons devenus moyens divinisant. Cependant, la complète réalisation de ce processus ne pourra se faire que dans le face à face. L’on comprend mieux ainsi le cri répété de Denys : Je veux voir Dieu ! C’est en effet la vision qui nous fera participer à la vie de Dieu, c’est elle qui est déifiante. Mais pour cela, cette vision doit être amoureuse, car l’amour fait que l’un se transfère en l’autre. Etre déifié, c’est être assimilé à Dieu, explique Denys à la suite de l’Aréopagite.

 

Que nous reste-t-il à faire, sinon à nous rapprocher davantage de lui, non certes quant au lieu (nous n’en sommes pas éloignés sous ce rapport), mais par la ressemblance[6]… La gloire et la sagesse du chrétien consistent à méditer sans cesse le Christ et ses mystères. Rappelle-toi donc, ô mon âme, le Fils unique du Père éternel envoyé en ce monde pour ton salut, pour te diviniser par son Incarnation, t’arracher par sa douloureuse Passion à la damnation éternelle, et par sa mort sur la Croix te donner la vie sans fin par la grâce en ce monde et la gloire dans l’autre[7].

 

Les dons de l’Esprit-Saint. Ce sont les dispositions permanentes (habitus surnaturels infus) qui rendent l’homme docile à l’action de l’Esprit-Saint. Ils complètent et mènent à leur perfection les vertus de ceux qui les reçoivent. Denys leur donne une très grande importance, et confère à certains d’entre eux un rôle capital. Le don de Sagesse est celui qui revient le plus fréquemment sous sa plume ; la sagesse est une connaissance savoureuse et surnaturelle de Dieu, son bien suprême, qu’elle goûte du dedans. Celui-ci ne doit pas être confondu avec le don d’intelligence qui a pour objet les vérités de la foi, ou avec celui de science qui a pour objet les créatures. Parmi les autres dons de l’Esprit-Saint, arrêtons-nous un instant sur celui de Crainte. Denys en fait la base de toute la vie spirituelle, puisqu’il est la source de l’humilité. Cette crainte amoureuse, en effet, redoute davantage d’offenser Dieu, de l’attrister, que de perdre la récompense. Elle n’est donc en rien une peur servile qui s’effraie du châtiment. Dans son Royaume des Amants, Jean Ruysbroeck, que Denys fut le premier à surnommer l’Admirable, affirme ceci : De cette crainte amoureuse naissent une véritable humilité et un abaissement sans feinte ; il s’agit pour l’homme de considérer et contempler la grandeur de Dieu et son propre néant, la sagesse de Dieu et sa propre ignorance, la richesse, la libéralité de Dieu et la pauvreté, l’indigence de son propre état.

 

La beauté. La recherche de la beauté est, pour Denys, essentielle à la vie contemplative qui définit la vocation cartusienne. Parmi les nombreux attributs divins, il revient avec prédilection sur la beauté de Dieu, source de toute beauté créée. Ainsi, lorsqu’il cherche à découvrir la nature de Dieu à la manière naturelle, en s’élevant des choses visibles de ce monde à une connaissance de la nature invisible de Dieu, c’est tout naturellement que Denys va rechercher les traces de cette beauté dans l’immensité de la création. Cette recherche est d’après notre chartreux tout particulièrement appropriée à la vocation cartusienne. Elle crée une habitude de l’âme qui peut conduire le cœur vers Dieu et contempler la nature divine tandis qu’elle transparaît à nos yeux dans les multiples apparences du créé. La beauté, d’autre part, étant ce qui plaît à la vue, Dieu de qui découlent toute vérité, toute illumination, toute connaissance, est ce qui plaît par-dessus tout à la vue de notre œil intérieur, et le seul à pouvoir nous combler. La vie contemplative est donc une recherche de la Beauté, laquelle, en Dieu, ne diffère en rien de la Bonté, le Bien étant ce que l’on désire, le Beau ce que l’on goûte. Dieu, par conséquent, révèle sa propre beauté et confère de la beauté à ses créatures afin d’attirer à lui tout esprit contemplatif. Quiconque aspire au vrai, et par cela même au bien, tend vers lui parce qu’il a été séduit par sa beauté.

 

La virginité spirituelle. On ne peut aborder la pensée d’un chartreux, sans rencontrer cette notion à un moment ou à un autre sur notre route ; elle est de fait incontournable chez Denys. Il n’utilise pas véritablement cette terminologie, mais parle plutôt de pureté de cœur. Il s’agit bien cependant de la même réalité : union intime avec Dieu et séparation de tout ce qui n’est pas lui, de tout ce qui peut distraire de lui. Cela conduit immanquablement à la solitude, au silence, à la simplicité et à la joie, à la vie trinitaire, s’il faut enfin le dire en un mot. C’est pourquoi le calme et le repos sont, nous répète Denys, le partage et la récompense des esprits vierges et purs.

 

Considère le bonheur des Elus, vois comme ils jouissent dans une gloire délicieuse de la bienheureuse Trinité, et combien ils goûtent, sans aucune crainte de les perdre, la vision de sa face, ses délices, son amour, ses embrassements, sa paix sans fin, et là, dans une douce et incomparable tranquillité, comme ils s’aiment tous en Dieu et aiment Dieu éternellement par-dessus toutes choses ![8]

 

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*  Denys et ses sources

 

Dans une lettre adressée à ses supérieurs, Denys présente non sans fierté le catalogue impressionnant des autorités dont il a étudié les œuvres et qu’il cite volontiers dans ses propres écrits. Certains d’entre eux d’ailleurs, dans leur abondance en citations, se présentent comme des abrégés du savoir du Moyen-Age. Denys ne connaissait sûrement pas dans leur intégralité toutes les œuvres citées, et il a probablement eut recours, comme la plupart des auteurs de son époque, à des florilèges présents à Ruremonde et dans les bibliothèques de toutes les chartreuses. Denys en effet ne précise pas toujours l’origine du passage cité ou paraphrasé, d’autres fois il se contente d’un vague ut augustinus dicit, preuve peut-être qu’il s’agit là d’un extrait puisé dans cette fameuse littérature secondaire. En ne retenant que les auteurs dont les textes paraissent avoir été lus dans leur intégralité par Denys, il est possible d’identifier dans l’œuvre de celui-ci entre cent et cent-vingt noms, mais une cinquantaine seulement parmi eux sont cités quatre fois et plus. Tous les domaines sont représentés : patristique, théologie monacale, scolastique, littérature pastorale, mystique… Les lectures de Denys sont exactement celles des religieux et dévots de son temps, et ce n’est que par ses affinités avec la tradition néo-platonicienne et Denys l’Aréopagite, qu’il s’écarte quelque peu du catalogue ordinaire de ses contemporains. Un qualificatif s’impose cependant, celui d’éclectisme. Citons pour finir quelques noms chers à notre auteur : St Augustin, St Grégoire le Grand, St Jérôme, Jean Cassien, Jean Climaque, St Thomas d’Aquin, St Bernard, Hugues de St-Victor, St Albert le Grand, St Bonaventure, Platon, Proclus, Boèce, Ruysbroeck… Son œuvre immense reflète toutes les tendances théologiques et spirituelles qui l’ont précédée : de fait, il lut et résuma en plus de 160 traités tout ce que les grands auteurs avaient dit sur la perfection et la contemplation, réalisant ainsi une première véritable encyclopédie de la vie spirituelle. Comme il n’était pas question pour nous d’alourdir le texte de Denys par de trop nombreuses notes, nous n’avons pas cherché à identifier les textes qu’il citait, si ce n’est les extraits de la Bible, pages dont notre chartreux s’est le plus nourri[9]. Pour lui, l’Ecriture excelle en certitude et en autorité : il ne peut y avoir en elle ni fausseté ni ambiguïté, puisqu’elle est révélée par la lumière de la grâce, et s’appuie sur la vérité  incréée. L’Ecriture sainte est la vraie et salutaire nourriture de l’âme[10].

 

Liste alphabétique des principaux auteurs cités par Denys le Chartreux :

 

 

Auteurs cités

Les principales œuvres citées par

Denys

Nombre d’œuvres dans lesquelles est cité cet auteur

Abubacer

Le Vivant

Le Fils du Vigilant

 

Albategni

 

 

Albert le Grand

 

De laudibus BMV

De IV coaequevis

In Pseudo-Dionysium

Commentaire des sentences

14

     12

     5

     2

Albumazar

De magnis coniuctionibus

Introductorium in actronomiam

 

Alexandre de Hales

 

7

Alfraganus

 

 

Algazel

 

 

Al-Kindi

 

 

Alphorabius

 

 

Ambroise

De officiis

8

Anselme de Canterbury

 

8

Apulée

 

2

Augustin

Les Confessions

La Cité de Dieu

34

Avempace

 

 

Averroès

 

 

Avicebrol

Fons vitae

 

Avicenne

 

 

Basile

 

4

Benoît d’Aniane

 

4

Benoît de Nursie

 

4

Bernard

15 œuvres !

29

Boèce

De consolatione philosophiae

5

Bonaventure

Itinerarium mentis in deum

Breviloquium

Commentaire des sentences

11

Brigitte de Suède

 

7

Cassien

De institutis sactorumu patrum

Collationes sanctorum patrum

12

Caton

 

2

Cicéron

 

De officiis

11

     4

Cyrille

 

5

David de Augsburg

 

7

Durandus de Saint-Pourçain

 

6

Egidius Romanus

 

5

Geert Grote

 

2

Grégoire le Grand

Moralia in Iob

19

Guigues du Pont

De Contemplatione

1

Guillaume d’Auvergne

Summa de virtutibus et vitiis

Rhetorica divina

De universo

De poenitentialibus

De fide

13

Guillaume d’Auxerre

 

7

Guillaume de Saint-Thierry

Lettre aux frères de Mont-Dieu

8

Hugues de Balma

Théologie Mystique

1

Hugues de Saint-Victor

 

Didascalicon

Commentarium in hierarchiam coelestem

De sacramento altaris

20

     8

     8

     5

Isidores de Séville

 

4

Jean Chrysostome

 

7

Jean Climaque

Scala Paradisi

10

Jean Damascène

 

9

Jean Gerson

17 œuvres !

10

Jérôme

Lettres

15

Moïse Maïmonide

 

 

Okham

 

2

Pierre d’Ailly

 

De ecclesistica potestate

De reformatione ecclesiae

10

     2

     4

 

Pierre Lombard

 

6

Platon

Timaios

Phaidon

10

Proclus

Elementatio theologica

8

Pseudo-Denys

Toutes

28

Pseudo-Eusèbe

 

6

Raymond de Pégnafort

 

4

Richard de Saint-victor

Benjamin minor

Benjamin major

8

Ruysbroeck

 

7

Sénèque

De brevitate vitae

6

Thomas d’Aquin

 

Somme théologique

Summa contra gentiles

Commentaire des sentences

36

     31

     12

     23

Thomas Gallus

 

3

Ulrich de Strasbourg

 

3

 

 

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*      Une esthétique de la simplicité

         Les grands thèmes dionysiens

 

La conversion.

La métaphore du chemin est très présente chez Denys, mais point de pèlerinage sans événement fondateur : la conversion. Il faut certes entendre par conversion un amoureux retour vers Dieu, mais cette volte face serait inefficace si elle n’était suivie d’une réelle prise de conscience de notre propre péché, et d’un énergique refus de celui-ci. Renoncer au péché pour adhérer à Dieu, nous n’en avons cependant jamais fini ; c’est chaque jour en effet, par de brefs examens de conscience, qu’il faut reposer ce premier acte fondateur de toute vie spirituelle. Il faut donc accepter de s’engager dans une conversion ininterrompue.

Le péché est un refus, refus d’accepter l’amour de Dieu pour l’homme, refus de continuer une relation avec Dieu, refus de ce qui nous construit et nous rapproche de notre souverain bien. Le péché est alors d’autant plus grave, d’autant plus mortel dirait Denys, que plus vive est la conscience que nous avons d’établir par tel ou tel choix une distance avec Dieu et avec son amour vivifiant. L’important néanmoins n’est pas de prouver notre vaillance en nous épuisant à résister au péché ; en effet, l’homme n’est bon sinon d’autant qu’il s’éloigne des occasions d’être mauvais[11].

Voici donc, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la première et unique étape du pèlerinage humain : retour à Dieu de la créature émanée de lui, laquelle doit franchir toute la distance du créé à l’incréé.

 

L’unique nécessaire.

Le traité Cordiale sive praecordiale se présente comme un petit résumé de la vie spirituelle, tel est en tout cas le projet annoncé par Denys. Rien d’étonnant par conséquent que l’on y retrouve tous les grands thèmes chers à notre chartreux. Le thème de la grâce divine est le plus important d’entre eux, celui aussi qu’il ne se lasse jamais de nous rappeler. Cette grâce, souveraine gratuité de l’amour éternel, désigne tout don de Dieu, ceux sans lesquels nous ne pourrions progresser, même si l’homme, comme ne cesse de nous le répéter Denys, ne doit pas manquer de faire tout ce qui est en son pouvoir. Cette grâce, action de Dieu, élève l’homme, en sa nature et ses puissances, à une capacité de vie divine. Le renoncement au péché lui ouvre toutes grandes nos portes.

L’homme, nous venons de le voir, doit commencer par se convertir. Mais s’il rejète le péché, c’est pour s’attacher à Dieu, l’unique nécessaire. Cet unum necessarium, est une référence implicite à l’Evangile de Marthe et Marie (Lc 10,42). Cependant, il ne s’agit pas ici de reprendre une traditionnelle opposition entre vie active et vie contemplative, mais simplement, à l’image de Marie, voire du jeune homme riche (Lc 18,22), de laisser la multiplicité des choses pour ne s’attacher qu’à la simplicité de l’Unique, et s’asseoir aux pieds de celui qui, par la grâce, donne la vie éternelle. Denys fait donc sienne cette pensée de St Augustin qui voit beaucoup de dispersion dans le multiple. Le seul remède est alors de tendre vers l’unique nécessaire, même s’il faut attendre la vie céleste pour que l’Un lui-même nous soit enfin toute chose.

En attendant ce bienheureux moment, n’oublions pas cependant que Dieu nous est présent, c’est l’ultime conseil que nous donne Denys dans son traité.

 

Le mépris du monde.

Le thème du mépris du monde est un lieu commun dans toute la littérature religieuse du moyen âge occidental. Nombreux sont les auteurs, issus avant tout du monachisme, qui lui ont consacré une partie de leur oeuvre. Il s’agissait le plus souvent pour eux de convaincre un proche ou un parent de quitter le siècle pour se consacrer entièrement à Dieu dans la vie religieuse. Denys n’a pas fait exception à la règle, et dans l’un de ses traités les plus lus, De contemptu mundi, il se soumet bien volontiers à la tradition.

Dans les extraits que nous avons ici retenus, il s’applique tout d’abord à redéfinir les termes d’une expression trop souvent utilisée. Qu’est-ce en effet que ce monde qu’il faut mépriser ? Non pas la création, mais une certaine société dans ce qu’elle a de plus mondain (au sens fort et négatif du terme), une société qui voudrait se faire accroire qu’il n’est pas d’autre limite à l’homme que l’homme, et qu’il n’est pas de bonheur hors de sa chair. Discerner ainsi le bon grain de l’ivraie, telle est l’ascèse de ce chemin étroit sur lequel s’ouvre le présent traité, un chemin difficile, à contre courant, mais où le fardeau s’allège peu à peu, au fur et à mesure que le pèlerin voyageur s’habitue à agir selon Dieu, et à cheminer dans l’intimité de sa présence sur le chemin de la vie qu’on appelait au XVème siècle le chemin du salut[12].

Avancer sur cette voie, c’est donc rejeter le monde tel que nous venons de le définir, mais Denys n’entend pas y marcher seul… C’est pourquoi dans la deuxième partie, il s’attache à déployer toute une argumentation faite pour persuader son lecteur de l’accompagner : de l’amour de Dieu à la crainte de l’enfer, Denys n’écarte aucun argument. Il connaît en effet trop bien les réticences humaines.

Le traité se termine sur un éloge de la vie solitaire (donné ici dans son intégralité) écrit à l’origine indépendamment du reste de l’œuvre. Denys y retrouve une longue tradition cartusienne, inaugurée par St Bruno dans ses lettres[13], puis par Guigues dans les Coutumes de Chartreuse[14].

 

L’humilité.

Denys est un homme de son temps : aussi l’idée que le plus court chemin pour aller à Dieu résidait en l’imitation de Jésus-Christ, s’est-elle naturellement imposée à lui, comme auparavant elle s’était imposée à Thomas a Kempis, justifiant ainsi que leurs œuvres aient été plusieurs fois publiées ensembles. Il a compris de même qu’on ne peut revêtir le Christ, ni espérer lui ressembler, sans un sérieux exercice de l’humilité. L’humilité est en effet le moyen le plus simple de se configurer au Verbe de Dieu, elle est la maîtresse de toutes les vertus, le fondement non seulement de la prière, mais de toute la vie spirituelle, dès lors qu’un grand désir de Dieu nous a jetés sur la route.

Dans ses œuvres, jamais Denys ne perdra de vue cette vérité fondamentale, et il n’aura de cesse de toujours y revenir. Il s’agit chaque fois de mieux se connaître : mettre le doigt sur nos propres insuffisances, en même temps que sont pointées en nous les richesses de la grâce divine. Mais si l’humilité est souvent cette porte étroite qui conduit à Dieu, elle est aussi un précieux baromètre qui sait en dire long sur l’image que nous nous faisons de Notre Seigneur : plus nous approchons du divin, plus nous le connaissons, plus aussi nous sommes humbles. Une fois encore, néanmoins, nous ne pouvons rien sans l’aide de Dieu : il doit en effet suppléer à notre entendement vite impuissant, et lui envoyer, en une image parfaitement éliséenne, la grâce de la double connaissance.

 

La garde du cœur.

Denys est au XVème siècle l’auteur spirituel revenant le plus volontiers sur la notion de garde du cœur. Certes, d’autres écrivains avant lui, St Bernard et St Bonaventure, en ont parlé, mais ce fut  toujours de manière occasionnelle et sans jamais vraiment s’y attarder. Denys a donc puisé ailleurs, chez les orientaux, chez Jean Climaque, là où la tradition était la plus vivante. Il semble ainsi ouvrir une brèche pour les siècles suivants, qui vont très largement en bénéficier ; il suffit pour s’en persuader de relire les œuvres du chartreux Jean Juste Lansperge, celles de Louis de Blois ou encore de Louis de Grenade.

Parfaitement inscrit dans la tradition, Denys s’appuie sur le Livre des Proverbes 4,23 qu’il commente dans les années 1450 (cf. Enarratio proverbia Salomonis). Il englobe dans la notion de garde du cœur toute l’ascèse spirituelle. Il ne faut donc pas chercher à voir dans le cœur une simple dimension affective, mais bien plutôt le siège de la sagesse, le principe interne d’où jaillit la vie. La garde du cœur est certes un effort de recueillement, mais surtout, dans un premier temps, un combat pour la droiture morale : être vigilant aux pensées, à l’imagination, aux mouvements désordonnés de l’affectivité. Si le but  immédiat reste bien la lutte contre les péchés, à plus long terme, c’est la pureté et la paix du cœur que l’on cherche à atteindre. Cela présuppose, on ne s’en étonnera pas, un exercice éclairé du discernement des esprits, ainsi qu’une grande vertu de prudence.

 

Le traité de Denys, La garde du cœur, est adressé à une femme de haute condition ayant tout quitté pour se consacrer à Dieu dans la vie religieuse. C’est pour l’encourager à progresser dans le don d’elle-même que Denys lui envoie ces pages. Elles sont pour lui l’occasion de rappeler les fondements de la vie spirituelle : humilité, crainte de Dieu, garde du cœur. C’est ce dernier point qu’il se propose de développer. Il s’agit, comme nous l’avons déjà dit, d’un combat, mais sur ce champ de bataille l’homme n’est pas démuni, il possède au contraire certaines armes : l’exercice de la présence de Dieu, le soutien des supérieurs ou des maîtres spirituels, la méditation, la prière qui obtient l’aide et la grâce de Dieu.

Néanmoins, le temps nous est compté, c’est pourquoi il nous faut avancer et rester vigilants, surveiller nos sens (notre langue surtout), résister aux passions, mobiliser tout notre être (intelligence, volonté et mémoire), renoncer à nous-mêmes et au monde.

Ainsi nous connaîtrons Dieu, nous obtiendrons la paix de l’âme, et nous profiterons en son amour. Denys nous rappelle, dans les dernières pages de son traité, le bien pour lequel nous devons livrer tant de batailles, un bien qui dépasse tous les autres.

 

L’amour.

Dieu le premier nous a aimés (cf. 1Jn 4,10), aussi la vie chrétienne doit-elle se faire l’écho de cette initiative divine. L’essentiel se tient tout simplement là, les progrès de l’amour conduisant en effet chacun d’entre nous vers une unification et une simplification de tout l’être, à l’image même du Dieu unique et plus que très simple, pour reprendre une formule si chère à Denys.

L’amour inconsidéré de Dieu pour l’homme réclame de ce dernier une charité à la fois débordante et dévorante, quelque chose qui enflamme et qui brûle. Mais l’homme est inconstant, Denys le sait bien. C’est pourquoi, afin que nous progression sur ce chemin de l’amour, il nous invite à considérer non seulement la bonté de Dieu, mais aussi sa beauté, celle dont la création nous propose parfois un si bouleversant reflet.

Tous les efforts de la vie spirituelle n’ont d’autre but que celui-là : faire grandir en nous la connaissance et l’amour. Car plus l’âme aime, mieux elle connaît l’objet de ses élans (cf. 1Jn 4,7) ; et inversement, plus elle connaît, plus aussi elle aime[15], cercle vertueux qui entraîne vers l’union transformante, divinisante, quand aimer et connaître ne sont plus qu’une seule et même chose. L’âme, se plaît à nous dire Denys, est plus où elle aime que là où elle anime[16].

 

La prière.

Suivant en cela la grande tradition des pères de l’Eglise, Denys s’appuie à plusieurs reprises, dans son ouvrage, sur 1 Timothée 2,1 : Je recommande avant tout que l’on fasse des demandes, des prières, des supplications, des actions de grâces. Si, à l’article 3, il nous entretient minutieusement des quatre actes de prière mentionnés par St Paul, Denys, par la suite, ne retient que deux de ces actes : la prière de demande d’une part, la louange d’autre part qui inclut alors l’acte d’adoration. Ces prières ne s’opposent pas dans son esprit, elles se complètent bien plutôt.

Priez sans cesse ! (1 Th 5,17) Fidèle à sa vocation cartusienne, Denys ne perd pas un seul instant cet objectif de vue. Mais il sait que l’homme avance par étape et qu’il doit se fixer des moments réservés pour Dieu, tout d’abord parfaitement repérables dans le temps, qui déborderont par la suite peu à peu sur tout le reste de la vie. C’est donc conscient de cela que Denys s’arrête longuement sur les conditions matérielles de la prière, et sur l’attitude intérieure indispensable au priant pour progresser dans sa pratique : car la prière d’un homme se fera l’écho de ce qu’il est dans la vie. Ainsi la demande n’a de sens, aux yeux de Denys, que si elle réclame un mieux être ordonné vers un mieux prier, vers une plus pure communion mystique.

Denys sait parfois être très concret dans son traité, mais il ne faut pas pour autant chercher ici un de ces grands textes sur l’oraison, une de ces brillantes méthodes telles qu’en produira notamment le seizième siècle. Seul compte pour lui l’élévation du cœur vers Dieu. C’est pourquoi il consacre les dernières lignes de son travail à la contemplation, ce moment qui échappe à tout effort humain, don gratuit de Dieu. Denys ne cherche pas trop à nous en parler, les mots ici ne sont plus utiles, mais il nous expose brièvement ce que nous devons désirer, ce vers quoi nous devons tendre : l’homme qui prie, doit avoir cette ambition-là.

 

La méditation.

Dans nombre de ses œuvres, Denys propose à ses lecteurs de véritables méditations prêtes à nourrir une vie de prière : il ne s’agit toujours pas d’un exposé systématique ni d’une quelconque méthode, mais d’un enseignement par l’exemple. L’exercice de la méditation écrite n’échappe cependant pas à l’abondance de mots et à ses écueils. Denys en a conscience, mais la loi du genre est alors très bien connue de tous, et il n’est aucun lecteur qui se serait aventuré à croire que pour bien méditer, il fallait beaucoup parler. La méditation écrite n’est pas en effet un véritable modèle, mais bien plutôt un vaste carrefour où restent ouvertes de multiples pistes : ce sont autant de parcours possibles, ce qu’on appelle, au cœur des forêts, l’étoile des limites.

 

La fin des temps, le jugement dernier, le péché, l’enfer, la béatitude, tels sont les thèmes les plus à la mode à l’époque de Denys, temps où triomphait l’Ars moriendi. Il en sera de même un bon siècle plus tard, en 1583, quand, en France, Henri III, devenu après quelques détours le plus célèbre des pénitents, imposera à la cour la mode d’un perpétuel carême. Ces thèmes étant peu faits pour nos contemporains, je leur ai préféré ceux, non moins chers à Denys, qui correspondent aux objets des cinq espèces de contemplation :

-         Dieu dans l’univers, les dons naturels.

-         Dieu dans l’œuvre de sanctification et de glorification de ses élus, les dons surnaturels

-         La sainte humanité du Fils de Dieu et ses mystères (Denys se plait à revenir sans cesse sur l’Incarnation et la Passion du Christ).

-         Dieu dans la simplicité de sa nature et de ses attributs.

-         Dieu dans la Trinité de ses personnes.

Chez Denys, comme chez la plupart des auteurs cartusiens, le terme de méditation est à prendre dans un sens très large ; il inclue en effet le plus souvent les premiers degrés de contemplation.

 

La contemplation.

Rappelons-le une fois encore, la théologie chez Denys est une activité qui présuppose la contemplation. Pas question pour lui de se lancer dans une étude qui aurait la Divinité pour objet, si cette connaissance de Dieu n’est ni expérimentale ni savoureuse.

C’est pourquoi Denys est si fort attaché à la notion de Théologie Mystique : elle est pour lui une sagesse unitive et une contemplation de feu, un chemin de dépassement qui entraîne au delà de tout ce qui n’est pas Dieu. Ici, moins l’intelligence connaît Dieu, plus Dieu se fait connaître. L’ignorance est alors convertie en une ignorance bienheureuse, et l’âme sort d’elle-même. Ce point d’extase, d’union transformante, en dehors même de toute manifestation extraordinaire et merveilleuse, reste l’accomplissement de toute une vie, l’issue d’un chemin sur lequel les écrits de Denys nous accompagnent pas à pas. Cette vision du progrès spirituel justifie que soit reprise l’image des trois voies, si populaire à l’époque de Denys, tout en précisant bien, cependant, qu’il ne s’agit pas là d’une progression purement linéaire.

 

Dieu est le premier, le parfait, le seul vrai contemplatif[17] ; ce n’est donc qu’en l’imitant au mieux, en devenant nous-mêmes contemplatifs, que nous serons semblables à lui. Notre perfection tient en l’imitation de cette vie de Dieu[18]. Notre sagesse ne sera pas alors le produit de l’intelligence, mais un don de l’Esprit-Saint, une expérimentation vive ou obscure tour à tour de la présence divine. Seul l’amour conduit vers de tels sommets, mais un amour qui fait sortir de soi, un amour extatique allant jusqu’à l’oubli de soi, jusqu’à cette virginité spirituelle si caractéristique de la tradition cartusienne.

Denys distingue plusieurs types de contemplations :

-         La contemplation affirmative : l’homme recherche dans le créé les traces de la Divinité, et s’élève vers Dieu en s’appuyant sur ce qu’il peut ainsi percevoir de lui.

-         La contemplation négative, appelée aussi amoureuse et mystique : l’âme touche Dieu et le goûte non par un effort de l’intelligence, mais par la saisie obscure d’une docte ignorance. Dieu est tout autre en effet, bien au-delà de tout ce qu’on peut dire et penser de lui. Notre chartreux, pour décrire cette contemplation, s’appuie sur les écrits de l’Aréopagite, le préféré de ses auteurs.

-         Denys semble enfin parler aussi parfois d’une troisième contemplation que l’on pourrait dire infuse, quand Dieu lui-même nous devance et vient nous chercher pour nous élever et nous unir à lui.

N’allons pas croire cependant que ces contemplations s’excluent l’une l’autre ; la vie spirituelle est loin d’être aussi tranchée, et les frontières que nous dressons sont faites simplement pour nous aider à mieux comprendre des phénomènes apparemment trop complexes pour notre intelligence créée. Tout au moins, n’y a-t-il contemplation que si l’âme forme un jugement par connaturalité.

 

Le traité De fonte lucis fut écrit par Denys en quinze jours à peine. Il s’agit en fait d’un choix de textes puisés dans ses autres œuvres, excellent moyen pour nous de découvrir un éventail encore plus large de ses écrits. En voici la liste :

-         De triplici via : description des trois voies, purgative, illuminative et perfective.

-         De contemplatione : définition de la contemplation, explication du rôle joué par le don de sagesse.

-         Contra perfidiam Mahometi : les huit degrés de l’amour, cf. le présent ouvrage pages 92 à 95.

-         Super Job, commentaire du verset de la vulgate In manibus abscondit lucem (Vulg. Jb 36,32) : l’initiative divine dans la contemplation, l’action de la grâce actuelle dans la théologie mystique.

-         Sermon 3 pour le deuxième dimanche après Noël.

-         Notes recueillies en vue du commentaire des Sentences de Pierre Lombard.

Ces pages ne sont pas les seules, dans l’œuvres de Denys, à traiter de théologie mystique, mais elles sont les plus célèbres parce que les plus imprimées et les plus traduites. Elles sont un bon résumé de son œuvre magistrale, De contemplatione, rarement sortie des cloîtres où elle guida cependant tant d’âmes embrasées.

 

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*       La théorie des trois voies

 

Voici résumé sous forme de tableau l’article 11 du De laude et praeconio solitariæ vitæ, traitant de la réforme intérieure. Les mots utilisés sont ceux-là même de Denys.

Par le péché originel, nos sens ont été infectés, la raison obscurcie et la volonté blessée. Il est donc nécessaire de réformer l’homme :

-         En sa partie sensible, grâce au vertus morales infuses ;

-         En sa raison, grâce à la foi ;

-         En sa volonté, grâce à l’espérance et à la charité.

 

 

Intelligence de raison

Volonté

Mémoire[19]

Commençant

ou

Voie purgative

ou

Vertu politique

ou

Vertu morale

ou

Etat animal

Elle croit en toute simplicité à l’Ecriture et à l’enseignement de l’Eglise.

Elle s’élève vers le bien à venir grâce à l’espérance.

 

Elle attend fidèlement la béatitude céleste.

 

Elle adhère par la charité au bien suprême préféré à tout le reste.

 

Elle se refuse absolument à toute action contraire à la charité.

Elle fait laborieusement revenir le cœur, des distractions au souvenir de Dieu.

Progressant

ou

Voie illuminative

ou

Vertu purificatrice

ou

Etat rationnel

Elle perçoit les raisons de ce que nous devons croire.

 

Elle croît dans la compréhension de la Sainte Ecriture.

 

Elle médite avec soin la loi de Dieu jour et nuit afin d’y être fidèle.

Elle tend à dominer efficacement les puissances inférieures et à maîtriser de plus en plus les rebellions, les mouvements et affections de la partie sensible.

Elle vaque avec une réelle stabilité à la méditation, la contemplation, l’oraison, la louange de Dieu.

 

Elle se promène pour ainsi dire en sa compagnie, avec un cœur libre, comme au jardin de l’Eden.

Parfait

ou

Voie perfective

ou

Voie unitive

ou

Vertu de l’âme purifiée

ou

Etat spirituel

Quand sont pénétrées les vérités de la foi comme par une claire intuition de l’intelligence qui s’en délecte.

 

On admire alors l’élévation du dessein de la sagesse de Dieu.

 

Il peut même arriver que l’on soit ravi en extase, absorbé par la source infinie et éclatante de toute sagesse.

Quand, ayant réformé, uni et ordonné toutes les affections, elle est tout entière appliquée et étroitement unie elle-même à Dieu, au point d’être transformée en Lui.

Elle est tellement plongée en Dieu, qu’elle oublie tout, elle même comme ses propres actes, n’y prétant plus aucune attention, en raison de son intense occupation et absorption en Dieu, tout aimable et incomparable.

 

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[1] Part. II, chap. 17.

[2] De meditatione art. 6.

[3] De meditatione art. 7. Nous avons souligné dans ce passage les notions importantes chez Denys.

[4] De meditatione, prologue. Le titre même du traité explique l’importance donnée dans ce passage à la méditation, moyen privilégié de garder son cœur.

[5] De meditatione art. 8.

[6] De meditatione art. 6.

[7] Idem art. 10.

[8] De meditatione art. 14, fin. Les toutes dernières lignes écrites par Denys.

[9] Un tiers de ses œuvres est un commentaire scripturaire.

[10] Cf. De arcta via salutis… art. 1.

[11] Inflammatorium… art. 5.

[12] Le terme salut, si l’on se reporte à son étymologie, signifie santé.

[13] Cf. Sources Chrétiennes n° 88.

[14] Cf. Sources Chrétiennes n° 313.

[15] Cf. De meditatione art. 7 : On aime bien que ce que l’on connaît.

[16] Inflammatorium… art. 2.

[17] La vie et l’opération de Dieu est amoureuse contemplation et contemplative dilection de Lui-même. De vita et fine solitarii.

[18] La véritable et suprême perfection de l’esprit humain et finalement de toute intelligence créée est l’imitation de la vie de Dieu, de l’intelligence incréée et éternelle… Cette imitation n’est et ne peut être autre chose que la contemplation affectueuse et continuelle de Dieu et des choses divines. Idem.

[19] L’intelligence s’appelle mémoire, en tant que lieu où se conservent les espèces intelligibles.